L’Ukraine ouvre son marché des terres agricoles
Sourse: La Croix
Après la mort de sa mère en 2004, Viktor Tsytsyura ne sait que faire des parcelles qu’elle lui lègue, dans l’ouest de l’Ukraine. À 80 ans, il ne peut exploiter ces trois hectares et demi de terres donnés par le gouvernement ukrainien à ses parents pour leurs années de travail dans une ferme collective. Le retraité voudrait les vendre mais, depuis 2001, un moratoire l’interdit. En Ukraine, les 42,7 millions d’hectares de terres agricoles (70,8 % de la surface du pays) peuvent seulement être loués, par des petits agriculteurs comme par les géants du secteur, parfois à des milliers de propriétaires différents.
L’histoire de Viktor a fait du bruit, car le retraité a poursuivi l’État ukrainien devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) en 2018 pour demander compensation face à l’interdiction. Elle restait pourtant banale, presque sept millions de personnes étant en Ukraine propriétaires de parcelles qu’elles ne peuvent pas vendre.
Une décision historique
Mais cette histoire doit aujourd’hui appartenir au passé. Le 1er juillet 2021, l’Ukraine est en effet sortie du club très fermé des pays interdisant la vente des terres agricoles, avec l’entrée en vigueur d’une loi très attendue. Exigée par le Fonds monétaire international (FMI), cette réforme était retardée depuis des années par l’instabilité politique et économique du pays.
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La promesse des autorités est grande : un point et demi de PIB en plus, une baisse de la corruption et le développement d’un secteur agricole en manque d’investissements depuis des années. Pour le moment, seules les personnes physiques ukrainiennes peuvent acheter jusqu’à 100 hectares sur une plateforme d’enchères en ligne. En 2024, le marché sera ouvert aux entreprises, jusqu’à 10 000 hectares. L’autorisation des étrangers à acheter des parcelles devrait bientôt être soumise à référendum.
Une bonne nouvelle pour les petits propriétaires comme Viktor, mais aussi pour les agriculteurs qui pourront augmenter leur production, estime Oleh Nivievskyi, chercheur à la Kyiv School of Economics. « Les agriculteurs manquent de ressources pour investir et augmenter leur productivité, mais avec cette réforme, la terre pourra servir de garantie pour obtenir des crédits », analyse ce spécialiste. Selon le gouvernement, la réforme permettrait de développer un secteur qui emploie près de 22 % de la population.
La crainte de l’accaparement
Si les gros exploitants prévoient déjà d’acheter des terrains, pour les petits agriculteurs, la situation est beaucoup plus compliquée. « On rêverait d’acheter de la terre, mais on n’a pas encore les moyens. La seule possibilité est d’acheter à crédit », soupire Kateryna Oliynyk, jeune agricultrice contactée par téléphone, installée depuis deux ans dans le centre du pays. À défaut, elle cultive sur les terrains de sa maison, une pratique très répandue.
Si la jeune agricultrice accueille avec enthousiasme la réforme, elle s’inquiète de l’accaparement des terres par des grosses entreprises, parfois détenues par des oligarques. « Dans mon village, par exemple, il y a plusieurs gros exploitants qui ont des centaines d’hectares. Moi si je veux acheter pour cultiver à petite échelle, je ne pèse rien », explique-t-elle.
Des réserves que partage Petro Burkovskyi, analyste à la Fondation des initiatives démocratiques Ilko Kucheriv : « Si la réforme aide nos producteurs à moderniser leurs technologies et surtout à s’adapter au changement climatique, alors elle aura un impact positif. Mais si le résultat est seulement l’augmentation des exportations et la détérioration des sols (à cause d’un usage intensif, NDLR), alors ce sera un échec. » Selon les experts, le marché devrait mettre au moins trois ans à se stabiliser.
Clara Marchaud